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La ville du quart d'heure : penser la proximité heureuse

Brett Petzer discute avec Carlos Moreno, professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne et à l’origine du concept de la « Ville du quart d’heure » adopté à Paris, sa conception, ses applications et le rôle du piéton dans une ville du quart d’heure. Publication originale en néerlandais pour Verkeerskunde ici.

Q – Professeur à la Sorbonne, vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages, dont Droit de cité et Vie urbaine et proximité à l’heure du Covid-19 ? (2€, disponible en FR, EN, ES, IT, PT). Vos travaux ont également été adoptés comme principes d’aménagement par la Ville de Paris, qui progresse très rapidement dans la mise en œuvre de cette vision. Comment cette collaboration s’est-elle mise en place, et quelle interaction avez-vous avec la ville, ou avec les processus de planification ?

Je suis né en Colombie, mais je vis à Paris depuis 42 ans, c’est ma ville d’adoption. Mon histoire est profondément liée à cette ville, qui a beaucoup évolué dernièrement. J’ai travaillé dans beaucoup d’endroits dans le monde, et aujourd’hui je suis fier de voir que mes travaux inspirent la maire de Paris. Cette opportunité est née de la collaboration entre l’Université de la Sorbonne et la Ville de Paris. On a commencé à expérimenter nos recherches sur la ville du quart d’heure et la ville de proximité dans certains arrondissements. Quand Anne Hidalgo cherchait un nouveau cadre conceptuel pour structurer les engagements de sa campagne de réélection en termes d’environnement, de climat et de mobilité, elle a été interpellée par ces idées, à la fois par leur côté simple mais aussi par le changement de paradigme qu’ils proposent. Le timing aussi était important : 5 ans après les Accords de Paris, le temps était venu d’offrir une nouvelle perspective à la lutte pour le climat. L’arrivée du Covid-19 a mis en évidence l’importance de la ville du quart d’heure, puisque les déplacements des Parisiens ont été limités à un périmètre réduit autour de chez eux pendant le confinement.

 

Q – A propos de la « ville du quart d’heure » – quand on regarde le centre de villes comme Paris ou Amsterdam, on voit une ville du quart d’heure où sont regroupées les meilleures infrastructures. C’est un lieu d’hyper-proximité. Cependant, surtout au cours des deux dernières décennies, ces mêmes lieux semblent de plus en plus abriter une élite hyper-mobile. S’agit-il d’un paradoxe ? Existe-t-il une forme de « ville du quart d’heure » créée par la loi du marché, et une autre qui doit être créée autour d’une vision sociale ? Comment choisir entre les deux, et comment passer de l’une à l’autre ? En d’autres termes, est-il vrai que la ville du quart d’heure existe déjà pour les plus riches et, si c’est le cas, cette vision exclut-elle les résidents urbains aux revenus modestes ?

C’est une très bonne question, et un bon point de départ pour analyser les mécanismes qui nous ont mené jusqu’ici. D’abord, émettre moins de CO2 est une question de responsabilité (et de survie) de l’humanité. Il est clair que nos villes [en Europe] sont des lieux où les ressources sont inégalement réparties, les déplacements pendulaires sont très importants pour ceux qui ne font pas partie de l’élite, et il existe de nombreux facteurs humains qui induisent des déplacements artificiellement longs. Tout cela nous enlève un temps utile considérable, de sorte que nous perdons notre vie pour la gagner. Le résultat c’est que nous ne connaissons pas le lieu dans lequel nous habitons et nous sommes déconnectés socialement : les villes sont anonymes et les gens se sentent seuls.

La ville du quart d’heure exige une meilleure utilisation et un usage plus important des différents lieux de nos quartiers. Cela nécessite des investissements, certes, mais aussi de la créativité et de la flexibilité. Combien d’équipements publics ne remplissent qu’une seule fonction, quelques heures par semaine, alors qu’ils pourraient – avec un peu d’imagination – devenir multifonctionnels ? Combien de quartiers, qui devraient soutenir un écosystème vivant de commerces et de services locaux, se sont vidés de leurs habitants en raison de la propagation incontrôlée d’Airbnb et d’autres influences ? Le résultat d’une infrastructure publique sous-utilisée et d’un manque d’équilibre dans la façon dont des ressources comme le logement sont allouées a produit une pénurie de quartiers dans lesquels une personne peut satisfaire ses besoins à environ 15 minutes de marche. Et oui, le résultat peut être que les élites surenchérissent sur tous les autres pour vivre dans ces endroits, ce qui produit de la gentrification.

La mise en œuvre de la ville du quart d’heure implique une vision sociale forte et claire, qui commence par un audit de tous les équipements, ressources et infrastructures de la ville. Leur répartition doit être rationalisée pour créer une ville polycentrique et multiservicielle, en évitant le piège de la ségrégation urbaine.  Ce maillage superposé permet d’irriguer la ville de services de base de haute qualité accessibles à tous pour que personne n’ait à se déplacer plus d’un quart d’heure pour la plupart de ses besoins.

Cela peut nécessiter quelques nouvelles constructions, mais cette vision de l’urbanisme repose essentiellement sur la réutilisation, la réaffectation et la rénovation des infrastructures existantes, ainsi que de l’espace urbain. La grande quantité d’espace public aujourd’hui allouée aux véhicules motorisés doit évidemment être traitée en priorité pour la réaffecter par exemple à des parcs ou des lieux de rencontre.

Un lieu peut avoir plusieurs usages, et chaque usage offre de nouveaux possibles. Une école peut être utilisée le week-end, ou un gymnase peut accueillir des clubs de sport mais aussi des cours de langue et des événements festifs tard dans la nuit, etc. Les espaces privés ont également un rôle à jouer ici. Pour éviter que la ville du quart d’heure soit appropriée par une élite, nous avons besoin de développer la gouvernance locale, avec un haut degré de participation citoyenne pour gérer au mieux les biens communs urbains.

 

Q – En ce qui concerne Paris, comment décririez-vous ce processus et ce paradoxe ?

À Paris, nous disposons déjà de certains des outils nécessaires à la réalisation de ce changement. La ville est active dans sa politique de logements sociaux et dans l’achat et la location de propriétés situées à des endroits stratégiques pour redynamiser les quartiers. Nous avons toutes les clés en main pour que la ville du quart d’heure devienne le « big bang » de la proximité à Paris. Cela nécessitera une réforme administrative majeure, qui fait partie de la vision d’Anne Hidalgo, afin de déléguer ces pouvoirs au niveau local.

 

Q – Quel est la place des piétons dans cette vision ? Quelle priorité ont-ils ?

Le quart d’heure que nous proposons est concentrique par mobilités décarbonnées. Les piétons sont au cœur de notre politique urbaine de la ville du quart d’heure, c’est un quart d’heure que nous voulons prioritaire pour eux. Mais le quart d’heure n’est pas le même selon l’état physique de la personne. C’est pour cela que nous parlons de ville malléable, qui s’adapte, d’une ville multiservicielle. Nous ne pensons plus seulement la ville en termes d’espace, mais aussi en termes de temps, de chronotopie ou paysage temporel. J’entends par là la création d’un tissu urbain dans lequel les habitants expérimentent une vie la plus locale possible. Ils devraient être en mesure de bien manger, d’accéder à l’éducation, d’aller travailler, de partager et de réutiliser des compétences et des biens, d’acheter des produits essentiels, de prendre l’air, d’accéder à la culture et de s’engager dans leur communauté, d’accéder à des soins médicaux et de faire de l’exercice, le tout à environ un quart d’heure de marche de chez eux. Le rôle des transports publics dans cette vision est celui d’un connecteur périphérique pour toutes ces destinations. La somme totale de cette vision, cependant, va bien plus loin qu’un simple changement dans la mobilité. Nous devons changer notre manière de vivre, pour explorer la proximité, pour que la ville soit plus vivante et qu’on utilise mieux ses ressources matérielles et immatérielles, pour avoir plus de participation citoyenne, plus de lien social, pour que la mobilité soit choisie et non plus subie. Les piétons ont la priorité dans l’accès à cette proximité heureuse : ils sont au cœur du ré-ancrage dans ces nouveaux « villages urbains » qui peuvent offrir une alternative réelle et durable à l’hyperconsommation, à l’hypermobilité, à l’existence virtuelle.

 

Q – Qui sont les opposants à la ville du quart d’heure ?

La ville du quart d’heure s’inscrit dans la logique d’une vie décarbonnée, parce que le combat pour le climat est essentiel. Ceux qui s’opposent à cette vie font partie de ces critiques, ceux qui considèrent que la voiture et le pétrole sont une fatalité, et que la production et la consommation de masse est un modèle à ne pas remettre en question.

Cela relève d’une certaine conception de la modernité : il y a des gens qui pensent que ce qu’on a connu jusqu’à aujourd’hui est notre meilleure manière de vivre et qu’on ne pourra pas changer. C’est une vision particulière du bonheur : soyez heureux d’avoir un travail, ce n’est pas grave si vous devez vous déplacer pendant une heure, car la vie appartient à ceux qui se lèvent tôt. Mais la modernité n’est pas condamnée à être liée à un mode de production et de consommation qui dégrade notre qualité de vie et notre environnement.

Il y a aussi ceux qui croient au techno-modernisme, qui considèrent que la technologie peut tout résoudre, y compris de complexes problèmes écologiques, économiques, sociaux, de partage des ressources, de racisme et d’exclusion. La ville de proximité cherche à casser ces frontières économiques, sociales, et à avoir une vie plus frugale, sobre, en accord avec notre mode de vie.

Brett Petzer

‘La répartition de l’espace public est un reflet des véritables priorités d’une ville. Je me bats pour rééquilibrer les processus et les mécanismes qui allouent cette ressource limitée et précieuse entre les piétons, les usagers du fauteuil roulant, les cyclistes et les automobilistes, entre autres. 

Conseiller en vélomobilité
b.petzer@mobycon.nl

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